— Je te l’ai dit, trésor, j’évite l’alcool. Mais je peux repasser demain soir, si tu le veux.

— Oh, mais oui, assurément. Je vais…

— J’ai bien dit si tu le veux, trésor. Alors réfléchis bien à ton choix, d’ici à demain soir. »

Et sans un mot de plus, elle franchit la porte. Nerissa secoua la tête. Apparemment, il lui faudrait choyer sa proie plus longtemps que prévu pour la convaincre d’aider sa famille. Elle avait eu l’impression de lire en elle comme dans un livre grand ouvert, mais s’attendait désormais à de nouvelles surprises.

En regardant le carrosse s’éloigner depuis l’embrasure de la porte, elle se rendit compte à quel point la température avait baissé. Un froid humide et mordant lui perçait la chair à présent, alors que la soirée était clémente encore une heure auparavant. Et toujours cette brume, qui semblait monter du sol comme un être animé prenant corps pour quelque diabolique dessein.

Elle retournait avec soulagement vers la chaleur et la lumière de l’intérieur – avec peut-être l’idée de se servir un verre de vin – lorsqu’un tumulte vint rompre le fil de ses pensées. C’était un bruit lourd et laborieux, bien différent des discrets craquements de la voiture de Carlotta. Elle plissa les yeux pour tenter de percer les volutes de brouillard.

Elle inclina la tête avec agacement en voyant un grand chariot se matérialiser lentement à travers la brume et se traîner jusque dans sa cour. Le conducteur était plié sur le siège comme un troglodyte dans sa grotte. Quel marchand pouvait donc bien effectuer des livraisons à une heure pareille ? Et par l’entrée principale, avec ça. Pensait-il que parce qu’elle vivait une passe difficile, les règles élémentaires de bienséance ne s’appliquaient plus ?

« Madame Natoli, s’il vous plaît ? » L’homme à la large carrure descendit de son siège et tira un parchemin de sa ceinture.

« Oui, je suis madame Natoli. Qu’apportez-vous chez moi à cette heure de la nuit ?

— Euh, votre mari, j’en ai bien peur, m’dame. »

Elle se sentit chanceler en apercevant le grossier cercueil en bois posé dans le chariot. Maurice courut à son côté et elle s’appuya sur lui, le souffle soudainement coupé.

« Ashton ? Il est… mort ? »

L’homme aux traits rudes la regarda avec commisération. « Oh, nom d’un sort, vous le saviez pas ? Je suis vraiment navré, m’dame. J’aurais pas voulu vous l’apprendre comme ça. C’est vraiment pas bien, ça non. »

Il lui tendit le parchemin et elle le prit dans ses doigts gourds. Elle cherchait quelque chose à dire, n’importe quoi, pour briser la douleur qui lui déchirait la poitrine. « Et… Et ses possessions ? Où sont-elles ? »

L’homme piétina sur les marches et secoua la tête. « Euh, ben c’est qu’il a tout sur lui. "Son linceul pour toute fortune," comme qu’on dit, hein ? »

Elle sentit son visage blêmir et l’homme tourna la tête d’un air inquiet. « Alors je l’emmène à la porte de derrière, hein ? » Il remonta sur son siège. Elle acquiesça sans un mot et regarda le chariot quitter la cour en direction de l’entrée du personnel. Elle vit qu’elle avait encore le parchemin dans la main, et le déplia en essayant de lire à travers les larmes qui lui embuaient les yeux.

L’écriture était irrégulière et difficile à déchiffrer, mais la nature du document ne faisait pas le moindre doute : une facture de livraison.

Élizabeth, pour une fois, était inconsolable. Peut-être la nouvelle de la mort de son beau-frère lui avait-elle enfin fait prendre un peu conscience de l’étendue de leur malheur. Ashton, qui s’était beaucoup retrouvé dans sa gaieté et son approche très enfantine de la vie, avait eu pour elle une affection particulière, et elle était secouée de tels sanglots que Nerissa fut forcée de s’extraire à l’abîme de sa propre peine pour prendre un peu soin d’elle. Elle essuya ses larmes et chercha comment consoler sa sœur. « N’oublie pas la fête des Lancaster, ma puce. Il faut que tu termines ton costume. Pourquoi ne vas-tu pas demander à Maurice de t’aider à découper des feuilles ? »

Élizabeth hocha la tête et sortit, la laissant à ses noires pensées. Elle en savait trop sur les démons ou la sorcellerie pour ne voir en tout cela qu’une simple coïncidence, mais elle ne voyait pas la moindre explication sensée. Elle se sentait idiote d’imaginer de telles choses mais Ouestmarche n’avait pas manqué d’histoires de ce genre récemment, elle n’en avait pas le moindre doute. Pendant un instant, elle fut submergée par la panique : cette vieille mégère, cette sorcière, avait tué son mari. Et à présent elle voulait impliquer Élizabeth. Quel ignoble destin pouvait-elle bien… ?

Elle secoua violemment la tête. Tout ce qui comptait, c’était que la femme serait de retour ce soir, et qu’elle devait être en pleine possession de ses moyens pour infléchir le sort comme elle le savait possible.

« Madame ? Madame, je… ? Madame, vous avez de la visite. » Maurice n’avait manifestement pas été prêt à voir Carlotta franchir ainsi la porte à peine ouverte, et il trottait sur ses talons comme un poussin désemparé en se tordant les doigts, essayant d’alerter sa maîtresse sans pouvoir se résoudre à vraiment élever la voix.

Nerissa se leva du banc sur lequel elle réfléchissait à l’arrivée de Carlotta et se dirigea vers la balustrade qui surplombait l’entrée et le grand escalier. Maurice courait encore après la vieille femme, qui gravit les marches avec bien plus de vigueur que sa chétive silhouette ne l’aurait laissé penser. Sa canne d’ébène frappa chacune des marches avec un claquement sonore.

« Faites-la monter, Maurice, je vous prie, » répondit Nerissa d’une voix tranquille, parfaitement consciente du fait que Carlotta n’avait nul besoin d’un guide. À vrai dire, le vieux domestique aurait eu bien du mérite à la rattraper avant qu’elle arrive au boudoir, mais c’était sur de tels mensonges courtois que reposait la vie en haute société.

Après des politesses plus que lapidaires, Carlotta agrippa le pommeau de sa canne des deux mains et avança le buste. « Et donc, mon enfant, notre enjeu de ce soir… »

Elle laissa ses mots en suspens comme une proposition inconvenante, et Nerissa se prépara. Elle avait beaucoup réfléchi à ce nouvel enjeu. Elle se raidit, croisa ses mains devant elle avec grand soin, et parla d’une voix lente et claire, comme un élève récitant méticuleusement sa leçon. « Ce soir encore, je mise ma possession de votre choix.

— Ce qui a toujours été au plus profond de toi et qu’il n’appartient qu’à toi de donner ? »

Elle se contenta de hocher la tête. « De mon côté, j’aimerais jouer pour une dot pour Élizabeth. Une dot assez généreuse pour convenir à n’importe quel bon parti d’Ouestmarche.

— C’est d’accord. »

Elle fut frappée par le tranchant de sa voix. Et cet éclat dans ses yeux… « Affamé » était-il le mot juste ? Non, mais cette vigueur si juvénile avait dégénéré en ce qui ressemblait plus à une détermination revêche. Cela lui allait bien mal, et Nerissa se sentit profondément troublée par un tel changement d’attitude.

Carlotta tendit la main sans un mot et coupa les cartes d’un geste d’une élégante efficacité. Elle leva un œil et la lueur vive, presque fiévreuse qui animait son regard forma un contraste si incongru avec son visage ridé et empâté qu’une vague de panique monta chez Nerissa, qui détourna les yeux et se mordit la langue pour penser à autre chose. Carlotta prit une carte sur le haut de la pile.

Nerissa prit la sienne et la posa devant elle. Carlotta fit de même, et elles continuèrent jusqu’à en avoir trois chacune. Le silence planait lourdement. Carlotta finit par avancer la main et retourner le onze de lion, puis regarda Nerissa avec appétit. Cette dernière ressentit l’envie soudaine de balayer les cartes de la table, mais se contint. Priant pour ne pas trembler, elle prit une carte au hasard et dévoila l’archange de couronne.

« Oh, bonté divine. Quelle chance, » fit Carlotta. Elle sourit et fit claquer sa langue avec un agacement feint, mais Nerissa était certaine de distinguer une réelle et profonde contrariété dans sa voix. Elle était presque sûre de gagner, à présent. Elle se détendit. La seule question était maintenant comment négocier le montant exact de la dot une fois la partie terminée.

Carlotta retourna le neuf de couronne, et Nerissa répliqua immédiatement avec le trois de serpent. La vieille femme hésita pour la première fois depuis leur rencontre, la main juste au-dessus de sa dernière carte.

« Nous pourrions rester sur un match nul, proposa-t-elle, sourcil levé et voix de miel. Avec un enjeu si élevé, te donner une dernière chance de te retirer est la moindre des choses. »

Elle était gâteuse, Nerissa en était sûre à présent. Elle avait tiré la seconde plus haute carte du jeu et n’avait quasiment plus aucune chance de perdre, pourquoi accepterait-elle un match nul ? Et qui oserait se retirer d’une partie avant la dernière carte ? Avec horreur, elle se demanda si Carlotta comptait revenir sur son enjeu. Peut-être était-elle elle aussi criblée de dettes. Peut-être n’avait-elle jamais eu le moindre sou à donner à la famille, et tout cela n’était qu’un délire. Peut-être…

Mais peut-être que non. Nerissa comptait bien aller jusqu’au bout de la farce s’il y avait même le plus infime espoir de marier Élizabeth. Elle rendit à Carlotta son sourire courtois et bienveillant, et balaya l’idée d’un geste. « Et vous priver d’une chance de gagner ? Jamais. Vous pourriez parfaitement avoir l’archange d’étoile posé là. »

Carlotta regarda un instant la carte comme si elle envisageait réellement la possibilité d’avoir l’archange au bout des doigts. Puis elle la retourna avec une telle force qu’elle fit sursauter Nerissa.

Le deux de lion.

Elles rirent toutes les deux, de ce trille bien formaté qui servait à désamorcer les instants d’embarras et rassurer les gens en leur promettant que les convenances n’avaient pas été irrémédiablement enfreintes. Mais Nerissa sentit son corps se vider d’une tension comme d’un liquide fangeux, et Carlotta saisit férocement le pommeau de sa canne de sa main libre. Elle laissa l’autre un instant au-dessus de la carte, comme si elle pouvait toujours la retourner encore pour obtenir un résultat différent.

« Oh, ma chère Carlotta, vous m’avez fait sursauter, j’en… » Mais une fois de plus, la vieillarde se leva brusquement et sortit de la pièce sans un regard en arrière. Nerissa la suivit en se demandant comment aborder le sujet du paiement de la dot. Elle finit par se dire que si Carlotta comptait de toute façon se dérober à leur pari, elle n’avait rien à perdre, et que si elle comptait l’honorer, il fallait bien qu’elle aborde le sujet avant qu’elle n’arrive à la porte.

« Oui, alors, Carlotta. Parlons de…

Une dernière carte

joaillier

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