III

« Je ne suis pas un hérétique. J’ai toujours été fidèle à la foi. (Reiter faisait tout son possible pour parler d’un ton égal. Les trois hommes le dévisageaient sans trahir la moindre émotion. Impossible de dire s’ils le croyaient ou non.) Je ne suis qu’un humble serviteur qui espère mener sa vie en accord avec les préceptes du saint prophète Akarat. Bien sûr, il m’arrive parfois de faire des erreurs, mais je...

— C’est précisément ce qui nous préoccupe, l’interrompit le plus petit des paladins, un homme aux traits tirés et à la calvitie naissante. Tout porte à croire que vous ayez commis une erreur de la plus grande gravité. Vous avez de votre plein gré accueilli une ennemie sous votre toit, et un défenseur de la foi est mort afin d’essayer de rectifier votre faute. C’était un de nos frères.

— Non, non ! protesta Reiter alors que l’autre le poussait violemment contre le mur, faisant grincer les planches sous la violence de l’impact. Quand votre frère m’a demandé de l’aide, je lui ai obéi, sans la moindre hésitation !

— Maintenant qu’Amphi est mort, nous n’avons que votre parole, contra le deuxième paladin. En revanche, ce que nous savons avec certitude, c’est que, de tous les bâtiments de cet avant-poste oublié d’Akarat, c’est dans votre auberge que l’hérétique a décidé de loger.

— Je ne peux pas voir ce qu’il y a dans le cœur des gens qui franchissent ma porte, se défendit Reiter, poussant un petit cri lorsque le premier paladin lui serra l’épaule de toutes ses forces. Je vous ai tout dit ! Tout ce dont je me souvenais à son sujet, et elle n’est pas revenue depuis des années !

— Il nous a tout de même appris son nom, intervint à son tour le troisième paladin, qui n’avait pas ouvert la bouche depuis son arrivée. Anajinn. C’est plus que nous n’en savions à son sujet jusque-là. »

Le premier paladin secoua la tête.

« Je persiste à dire qu’il nous cache quelque chose, fit-il. Et je veux qu’il comprenne que je prends cette affaire très au sérieux. »

Maintenant Reiter contre le mur d’une main, il leva l’autre devant le visage de l’aubergiste. Celui-ci vit une lueur dansante apparaître entre les doigts du paladin. Il tenta bien de se débattre, en vain. Plusieurs étincelles jaillirent du poing de l’homme. L’une d’elles retomba sur le nez de Reiter, qui hurla sous le coup de l’intense douleur qui lui vrilla le crâne.

« Ça suffit, Cennis, décréta le troisième paladin. Si les rapports affirmant que cette croisée est toujours dans les environs sont exacts, nous la trouverons. Elle ne pourra pas se cacher éternellement dans le désert sans revenir à cette oasis. Inutile de continuer à tourmenter ce pauvre idiot.

— Ne t’avise pas de contester mes décisions, rétorqua le premier paladin en approchant lentement la main du visage de Reiter. C’est moi qui commande. »

Le deuxième paladin intervint à son tour, en saisissant le bras de son compagnon.

« Ça suffit », lâcha-t-il.

Les deux hommes se dévisagèrent longuement, à tel point que Reiter, qui luttait tant bien que mal pour ne pas se mettre à pleurer, se dit qu’ils allaient finir par en venir aux mains. Ce qui, à tout prendre, était bien moins effrayant que l’idée de les avoir tous les deux contre lui.

« Très bien, concéda enfin le premier paladin en lâchant Reiter, qui tomba à genoux en gémissant, serrant son épaule douloureuse. Vous avez peut-être raison, tous les deux. Les nouvelles en provenance de Travincal et des temples... Je me suis peut-être montré un peu hâtif, mais je ne m’excuserai pas.

— Ce n’est pas nécessaire, lui dit le deuxième paladin. Après tout, il l’a accueillie dans son auberge, même s’il ignorait qui elle était. Nul doute qu’il ne refera pas cette erreur.

— Oh, non ! Jamais ! les assura Reiter en secouant frénétiquement la tête.

— Bien, fit le premier. Et si jamais vous revoyez cette immonde créature, prévenez-nous sans perdre un instant. (Il se pencha jusqu’à se retrouver nez à nez avec l’aubergiste terrifié.) Me suis-je bien fait comprendre ?

— Oui, oui ! »

Les trois paladins quittèrent l’auberge. Il n’y avait aucun client dans la grande salle. Reiter se retrouva seul.

Une voix hésitante lui parvint alors qu’il cherchait à reprendre son souffle, les yeux baignés de larmes.

« Ça va, papa ? »

Reniflant une dernière fois, Reiter s’essuya les yeux et se tourna vers sa fille, Lilsa.

« Bien sûr. Tout va bien. J’ai juste un peu de sable dans l’œil. C’est bête, hein ? (Il se redressa et se força à sourire. La petite fille n’avait que quatre ans, mais semblait souvent plus intelligente que la plupart des enfants deux fois plus âgés qu’elle.) Ces gentils messieurs ont finalement décidé d’aller prendre des chambres ailleurs. »

Elle se mordit l’ongle du pouce avant de répondre.

« Moi, je les ai pas trouvés gentils.

— Non, j’imagine qu’ils ne l’étaient pas vraiment, répondit Reiter en se forçant à rire avant de s’essuyer une nouvelle fois les yeux. Où est ta mère ?

— Derrière, avec les gentilles dames habillées de métal brillant », répondit Lilsa.

Elle lui avait dit cela en toute innocence, mais Reiter se figea et pâlit subitement.

Non. Ce n’était pas possible.

Il mit un genou à terre pour se retrouver au niveau de sa fille. Cette dernière eut un mouvement de recul en voyant son expression et il se força de nouveau à lui sourire.

« Quelles gentilles dames, Lilsa ? (Elle fit un pas en arrière. Son sourire ne devait guère être convaincant.) Quelles gentilles dames ? C’est important.

— Elles sont deux. Je crois qu’il y en a une qui a mal », dit-elle enfin, les yeux grand ouverts.

Reiter la souleva doucement et la prit dans ses bras, puis il traversa la remise et ouvrit la porte de derrière. Le soleil étouffant l’agressa aussitôt, mais pas au point de l’empêcher de voir ce qui se passait devant lui. Trois femmes étaient assises sur le banc installé derrière l’auberge.

Béa, qui tenait délicatement un chiffon humide, se tenait d’un côté. De l’autre, il y avait une adolescente que Reiter n’avait jamais vue de sa vie. Et entre les deux...

Elle...

« Qu’est-ce que vous faites là ? s’exclama-t-il, paniqué, en reposant sa fille par terre.

— Elle est blessée, Reiter, répondit fermement Béa. Calme-toi.

— Je m’en fiche ! Mon auberge vient tout juste d’être envahie par sa faute ! lâcha Reiter en fixant Anajinn, qui se tenait tête basse et respirait lentement. Vous avez conduit vos ennemis jusqu’à chez moi et... (Il se tut brusquement et fronça les sourcils en prenant conscience que quelque chose n’allait pas. Du sang gouttait de l’armure de la guerrière.) Que s’est-il passé ? »

C’est l’adolescente qui lui répondit. Elle avait à peu près l’âge de l’apprentie qui deviendrait par la suite l’incarnation actuelle d’Anajinn quand il l’avait rencontrée pour la première fois.

« Nous avons eu quelques ennuis dans le désert hier et Anajinn a oublié d’esquiver. »

Elle ôta précautionneusement la cuirasse de la croisée et Reiter poussa une exclamation. Une méchante plaie béante s’étendait de part et d’autre de l’abdomen de la guerrière.

« Les blessures infligées par les lames des démons ne se referment pas facilement », poursuivit l’apprentie.

Reiter sentit sa fille l’agripper par la jambe de toutes ses forces.

« Des démons ? répéta-t-il.

— Ne vous inquiétez pas, le rassura Anajinn d’une voix pâteuse. Nous lui avons réglé son compte.

— Ha ! rétorqua la jeune fille. C’est lui qui a bien failli vous régler le vôtre. Je vais encore devoir essayer de vous soigner. »

S’agenouillant devant Anajinn, elle ouvrit un vieux livre épais écrit dans une langue ancienne. Indiquant une ligne à l’aide de son index, elle montra la page à la croisée.

« Dois-je commencer là ?

— Oui, confirma Anajinn. Concentre-toi. Appelles-en à ta foi. »

Les yeux de Reiter passaient de l’une à l’autre. Il était manifestement perdu.

« Je ne comprends pas. Qu’est-ce qu’elles... » commença-t-il, mais Béa leva brusquement la main et il se tut.

La croisée ne dit rien d’autre. Son apprentie se remit quant à elle à parler, récitant une vieille loi de l’Église de Zakarum. Reiter fronça les sourcils. En quoi un sermon religieux allait-il pouvoir les aider dans une telle situation ? Il dut toutefois convenir que ces paroles d’espoir étaient les bienvenues. Il eut soudain la sensation qu’il faisait un peu plus clair, un peu plus chaud. L’après-midi lui sembla subitement plus agréable. Il leva les yeux, interloqué. On aurait dit qu’ils baignaient tous les cinq dans la Lumière.

L’apprentie acheva le passage et referma le livre.

« C’est fait », dit-elle.

Anajinn releva la tête et se mit debout. Pendant quelques secondes, elle vacilla sur ses jambes, mais refusa d’un geste la main tendue de son apprentie. Elle fit jouer ses épaules pour assouplir ses muscles et s’étira. Sa tunique était toujours maculée de sang, mais au moins, elle ne semblait plus en perdre.

« Félicitations », dit-elle enfin, ce qui lui valut un large sourire de l’apprentie.

Reiter dut se pincer pour se persuader qu’il ne rêvait pas. La blessure de la croisée avait disparu, comme si elle n’avait jamais existé.

« Mais... comment... fit-il, avant de se reprendre. C’est sans importance. Vous devez partir immédiatement.

— Reiter... commença Béa d’un ton qu’il ne connaissait que trop bien, mais il secoua la tête.

— J’ai une fille, une femme enceinte et une auberge à protéger, poursuivit-il. Il y a trois paladins au village... du moins, j’espère qu’ils ne sont que trois ! Et ils savent que vous êtes dans la région. Laissez-nous en paix, je vous en supplie. »

Reiter s’attendait à devoir lutter pour s’imposer, à ce qu’Anajinn proteste, mais elle se contenta de hocher la tête et d’enfiler de nouveau sa cuirasse, d’un geste las.

« Je suis désolée s’ils vous ont importuné. Ils avaient pour la plupart le cœur sur la main, mais depuis quelques semaines, ils se sont égarés. (Son apprentie lui tendit son fléau et son épée dans son fourreau. Elle les attacha à sa ceinture, puis ramassa son bouclier.) Méfiez-vous de tous ceux qui disent venir de Travincal. Il s’est passé quelque chose de terrible, là-bas. Ces gens pourraient être instables.

— Je ne le sais que trop bien, croisée. L’un d’eux était à deux doigts de m’arracher la tête. Ils ont dit que c’était ma faute, que j’étais responsable de la mort de l’autre paladin. »

Anajinn s’immobilisa.

« Vraiment ? demanda-t-elle.

— Oui ! lâcha-t-il en se penchant vers elle, les joues rouges de colère et de honte. C’est dans mon auberge que vous êtes venue. Pas une autre, la mienne ! À leurs yeux, cela fait de moi un coupable. Ils m’ont dit qu’ils pensaient que je cachais quelque chose.

— Où sont-ils, maintenant ? demanda Anajinn d’une voix égale.

— Ce n’est plus mon problème. À les entendre, ils avaient l’intention de fouiller le Repos de Caldeum de fond en comble. (Il recula, satisfait de l’expression de la femme.) Comme vous voyez, vous m’avez causé bien assez d’ennuis. Je veux que vous quittiez mon auberge, et tout de suite ! »

Anajinn et son apprentie se regardèrent, après quoi la croisée laissa son bouclier retomber par terre.

« Nous ne pouvons pas nous en aller, fit-elle en secouant la tête.

— Bien, décréta Béa. Vous avez toutes les deux besoin de repos avant de partir.

— Béa ! s’exclama Reiter, atterré.

— Nous avons largement la place de les loger, rétorqua-t-elle en le défiant du regard. Il n’y a pas de clients en ce moment. Elles peuvent au moins rester là pendant deux ou trois nuits.

— Mais... et les paladins ?

— Quoi, les paladins ? Ils sont repartis. Elles sont venues du sud, toutes les deux. Par le désert, pas par la route. Personne ne les a vues. Nous allons leur installer deux paillasses dans la seconde réserve et nous empilerons des caisses de navets et de bœuf séché devant la porte. Si les paladins reviennent, ils ne sauront même pas qu’il y a une pièce à cet endroit. Tu pourras même les inviter à fouiller l’auberge. Rappelle-toi, c’est ce que nous avons fait avec les bandits, l’an dernier. À l’époque, tu avais trouvé l’idée excellente.

— Il y a un autre problème, bien plus grave, l’interrompit Anajinn, et Béa et Reiter se tournèrent vers elle. Les paladins vont revenir et, qu’ils nous voient ou non, cela n’aura pas d’importance.

— Hein ? Pourquoi ? demanda Reiter.

— Ils vous croient déjà coupable et n’ont plus toute leur tête, expliqua-t-elle froidement. Quand ils ne trouveront rien en fouillant le Repos de Caldeum, il y a de fortes chances qu’ils passent leur colère sur vous, ou sur d’autres. Ce qui les pousse, ce n’est plus leur foi, c’est la haine. Votre famille et vous êtes en danger, aubergiste.

— À cause de vous !

— Oui. Et je ne vous laisserai pas à leur merci, ni vous, ni votre village. Si vous ne voulez pas que je protège directement votre auberge, mon apprentie et moi irons dresser le camp dans le désert, hors de vue. Et si nous entendons ou sentons que...

— Oh, ne dites pas n’importe quoi, vous serez bien mieux dans notre réserve, l’interrompit Béa en foudroyant Reiter du regard pour l’empêcher de protester. Cela ne nous dérange pas. Laissez-moi juste parler seule à seul avec mon mari. »

Reiter la laissa les entraîner à l’intérieur, Lilsa et lui. Il attendit que la croisée ne puisse plus les entendre pour lui faire savoir ce qu’il en pensait.

« Mais tu as perdu la tête, Béa ? s’emporta-t-il en essayant de ne pas hausser le ton. Ces paladins vont nous tuer ! »

Béa attendit qu’il ait terminé.

« Lilsa, tu veux bien monter dans ta chambre une petite minute, s’il te plaît ? (La fillette s’exécuta et sa mère se retourna vers Reiter sans chercher à cacher son mépris.) C’est ça, que tu veux qu’elle voie ? Son père qui renvoie deux femmes, dont une blessée, dans le désert parce qu’il a peur de ce que pensent trois étrangers ?

— Tu es injuste envers moi, se défendit Reiter. Anajinn nous a mis en danger de mort. Même si ces hommes la haïssent, ils ne nous tueront pas parce que nous l’avons hébergée il y a six ou sept ans. Mais ce sera différent s’ils la trouvent ici. Pense à Lilsa. Pense à notre bébé. (Il posa doucement la main sur le ventre rebondi de Béa.) Pour nos enfants, il faut qu’Anajinn s’en aille le plus rapidement possible. Sois raisonnable. »

Béa regarda la main de son mari, puis releva la tête pour le fixer droit dans les yeux.

« Alors, comme ça, tu préfères croire ces paladins plutôt qu’Anajinn ?

— Comme je l’ai dit, je pense qu’elle dramatise. »

Elle retira la main de Reiter de son ventre.

« Ces hommes ont menacé de te tuer, alors qu’Anajinn s’est toujours montrée gentille et honnête envers nous, dit-elle en plissant les yeux. J’ignore pourquoi tu lui en veux à ce point, mais moi, je la crois. Si ces paladins risquent de nous faire du mal, nous avons besoin d’elle pour protéger nos enfants. Ça, ça ne te paraît pas raisonnable ? (Elle le laissa planté là, non sans porter une dernière banderille par-dessus son épaule.) Quels qu’aient pu être les torts de ton père, lui n’était pas un lâche, au moins. Il aurait honte de toi s’il te voyait. »

Sur ces mots, elle ressortit pour aller parler à la croisée et à son apprentie.

Reiter avait la nausée. Elle ne comprend pas. Elle va tous nous faire tuer. Il entendit des bruits métalliques au-dehors. L’armure d’Anajinn, qui s’apprêtait à entrer. Aussitôt, il s’enfuit dans la grande salle. Il ne voulait pas la voir. Il avait besoin de réfléchir.

Mon père aurait honte ? se demanda-t-il. Il fronça les sourcils. Certes, son père avait toujours été très charitable, qualité qu’il n’avait pas transmise à son fils, mais c’était d’abord et avant tout un homme doté d’un grand sens pratique. Un homme raisonnable.

Reiter devait toutefois bien reconnaître que Béa avait au moins raison sur un point : il était possible que les paladins reviennent. Il frissonna.

Peut-être... oui, peut-être qu’Anajinn et son apprentie étaient capables de leur tenir tête. Il avait vu ce qu’elle avait fait à cet autre paladin, des années plus tôt. Il n’avait pas compris ce qui s’était passé, mais il n’avait rien raté de la scène.

Sauf que, ce jour-là, elle était en bonne santé, reposée et en pleine confiance. Mais aujourd’hui, c’était différent. Quelques minutes plus tôt, il l’avait vue à l’article de la mort. Et même si son apprentie était puissante et si elles combattaient bien ensemble...

Elle ne pourra pas tous les battre, en conclut-il. Il suffisait qu’un seul des paladins survive pour que sa famille en subisse les conséquences.

Prévenez-nous sans perdre un instant, lui avait dit celui qui se faisait appeler Cennis.

Reiter se leva. Le voilà, le moyen de nous en sortir, réalisa-t-il en reprenant espoir. Les paladins s’étaient montrés déraisonnables, mais c’était parce qu’ils cherchaient Anajinn. Une fois qu’ils l’auraient trouvée, nul doute qu’ils se calmeraient. Et si Reiter leur permettait de mettre la main sur elle, ils sauraient qu’il était sincère dans son refus d’aider la croisée. Sans doute loueraient-ils également son intégrité.

Mais Anajinn... son apprentie et elles mourraient. Mieux vaut elles que ma famille, raisonna-t-il en faisant taire sa conscience. Sans un bruit, il sortit de l’auberge.

Le Repos de Caldeum était un petit village. Reiter savait qu’il retrouverait vite les paladins. Prévenez-nous sans perdre un instant. Prenant confiance, il allongea le pas. Bien vite, il se mit à trottiner.

Puis à courir.

***

Le forgeron ne cessa pas de marteler la pièce qu’il travaillait sur l’enclume, projetant des étincelles alentour à chaque coup.

« Je comprends, mon bon monsieur, fit-il. Si je vois une femme portant une armure étrange...

— Si vous voyez une femme, quelle qu’elle soit, le corrigea Cennis. L’hérétique pourrait avoir l’idée de se déguiser pour vous berner et vous entraîner dans le péché.

— Oui, mon bon monsieur. Si je vois une femme, je dois venir vous trouver, vous ou l’un de vos frères. (Le forgeron souleva la pièce de métal chauffée au rouge et l’examina sous tous les angles. Avec un grognement de dépit, il la reposa sur l’enclume et recommença à la marteler.) Autre chose, mon bon monsieur ?

— Regardez-moi quand je vous parle, forgeron, siffla Cennis, dont les mains se mirent à trembler de façon irrépressible.

— Bien sûr, répondit l’homme en lui jetant un bref coup d’œil avant de poursuivre son ouvrage. Comme vous voudrez, mon bon monsieur. »

Il n’y avait pas la moindre moquerie dans le ton de sa voix et pourtant, Cennis sentit la colère monter en lui. Il s’approcha du forgeron.

« Je vous dérange, peut-être ? Je vous empêche de finir un travail important ?

— Non, monsieur. Je vous écoute. »

Croisant de nouveau le regard du paladin, il vit pour la première fois quelque chose de dangereux au fond des yeux de son interlocuteur. Avec un long soupir, il lança sa pièce d’acier dans un tonneau plein d’eau froide. Un nuage de vapeur s’éleva dans un grand sifflement.

« Toutes mes excuses, poursuivit-il. Que vouliez-vous savoir d’autre, mon bon monsieur ?

— Qu’êtes-vous en train de fabriquer ? demanda le paladin d’un ton qui se voulait badin.

— Un racloir de tonnelier pour notre aubergiste.

— Le propriétaire de l’auberge de l’Oasis ?

— Lui-même.

— Je comprends », fit Cennis en hochant calmement la tête.

Et c’était vrai. Il comprenait bien plus de choses que ce gros balourd ne pouvait s’en douter. Les habitants de ce village sont soudés comme les doigts de la main. Ils vivent dans le péché ensemble. Et c’était ensemble qu’ils méritaient d’être châtiés.

Une merveilleuse idée lui traversa soudain l’esprit. Il regarda autour de lui. Ses frères paladins étaient affairés ailleurs, à interroger d’autres personnes. Parfait.

« Et si vous aviez déjà vu l’hérétique, vous me le diriez, n’est-ce pas ?

— Bien sûr, mon bon monsieur, répondit le forgeron.

— Je ne vous crois pas. »

Le forgeron fronça les sourcils. Cennis leva la main droite l’air de rien, comme s’il inspectait son gantelet. Agitant les doigts, il se pencha sur l’enclume. Instinctivement, le forgeron fit un pas en arrière. Alors, comme ça, on a peur d’un serviteur de la foi ? Que caches-tu, mon bonhomme ?

« Je veux que vous compreniez que je suis on ne peut plus sérieux. (Cennis serra le poing et la puissance de la Lumière l’envahit. Aussitôt, une silhouette brillante apparut entre les deux hommes.) Je suis sûr que vous fabriquez d’excellents racloirs. Mais connaissez-vous bien les marteaux ? »

Le forgeron tituba dans son empressement à reculer. Même ses yeux de pécheur ne pouvaient que reconnaître le marteau de Lumière pure suspendu dans les airs. Bizarrement, l’homme regarda tout autour de lui. Cennis en fit de même, mais ne vit rien qui vaille la peine. C’étaient peut-être les ombres mouvantes qui avaient semblé étranges au forgeron. Le paladin se souvenait vaguement d’une époque où un marteau béni de la Lumière dissipait toutes les ombres au lieu de les déformer et de leur donner vie, mais c’était il y avait bien longtemps, quand il était encore adolescent.

Cennis porta la main à son front et plissa les yeux. Il avait mal au crâne. Le marteau tremblota et disparut. Se remémorer sa jeunesse lui causait toujours des migraines et avait un effet néfaste sur sa concentration. Grimaçant, il chassa ces pensées inopportunes. Ce qui s’était passé dans une autre vie n’avait plus le moindre intérêt. Le marteau réapparut.

« Mon bon monsieur, protesta le forgeron d’une voix tremblante. Je... »

Le marteau s’abattit et l’enclume explosa. Le forgeron porta les mains à son ventre et s’effondra, un bout de métal planté dans l’estomac.

« Oh, toutes mes excuses, mon bon monsieur, se moqua Cennis. Vous disiez ? (L’expression de terreur et de désespoir qu’il lisait sur le visage de sa victime était un pur délice. Il approcha le marteau luisant à quelques centimètres du forgeron.) Et si vous me racontiez plutôt ce que vous savez vraiment sur l’hérétique ? »

Le forgeron se mit à sangloter et le supplia de l’épargner, jurant qu’il ne savait rien et implorant la pitié d’Akarat. C’est un peu tard pour cela. Fallait-il qu’il soit totalement corrompu pour continuer à mentir dans sa situation. Qu’avait-il vu dont il refusait de parler ? Cennis hésita. Il était peut-être temps de prendre des mesures moins clémentes. Il tendit la main vers le visage du blessé et...

Les cris du forgeron se turent subitement. Ses yeux, grand ouverts, renvoyaient la Lumière du marteau d’une manière merveilleuse. Leur reflet était si pur maintenant qu’il n’était plus troublé par la moindre pupille ou le moindre iris...

Le rouge s’invita alors dans les orbes d’une parfaite blancheur, s’accumulant sous les paupières de l’homme. Cennis observa la transformation, fasciné. Deux petits bruits secs, étonnamment forts, signalèrent l’éclatement des globes oculaires, et du sang mêlé de fluide blanchâtre ruissela sur les joues du forgeron. Et pourtant, ce dernier était toujours incapable de crier. Sa langue était paralysée par la terreur.

Cennis réalisa enfin ce qu’il avait fait. L’homme serait désormais incapable de répondre à ses questions pendant des heures, voire des jours. Quel gâchis ! se tança-t-il. Secouant la tête, il fit de nouveau appel à la Lumière et arracha la langue du forgeron d’un coup sec, sans même se servir de sa main. Le bout de chair rose tomba sur le sol sablonneux et, enfin, le pauvre homme torturé laissa échapper un terrible hurlement. Cennis ne chercha pas à le réduire au silence. C’était une excellente idée. La croisée était encore dans les environs, il en avait la certitude. Mais où pourrait-elle trouver refuge s’il n’y avait plus que des aveugles et des muets dans le village ? C’était tout ce que ces mécréants méritaient pour avoir accueilli une hérétique toutes ces années auparavant. Oui, c’était décidé. Il allait frapper à toutes les portes et...

« Akarat, sauve-nous », entendit-il alors murmurer à l’entrée de la forge.

Cennis se tourna calmement. C’était l’aubergiste. Son aubergiste. Incapable de quitter des yeux le forgeron qui ne cessait de hurler.

« Akarat ne vous sauvera pas, l’assura Cennis. Nul n’en a le pouvoir.

— Je... (Le regard de Reiter faisait la navette entre le paladin et ce qu’il restait du forgeron.) Je suis venu vous dire... sans perdre un instant... comme vous l’aviez ordonné...

— Oh, cela m’étonnerait », répondit tristement Cennis.

Il replia l’index et une corde de Lumière brillante s’enroula autour de la gorge de l’aubergiste. Le paladin serra, encore, encore... Reiter commença à étouffer.

« La femme est revenue, n’est-ce pas ? Et tu as attendu avant de venir me le dire. Je connais les bons à rien de ton espèce. Tu as attendu. »

Il continua à replier l’index et de nouvelles boucles de Lumière apparurent pour ligoter les poignets de Reiter. Puis d’autres encore, au niveau de ses coudes. Les gémissements de l’aubergiste se transformèrent en petits cris de terreur. Cennis sortit de la forge en tirant sa victime derrière lui.

« Frères ! appela-t-il à la cantonade. Venez, notre pécheur est là ! »

Après réflexion, il leva de nouveau la main et une pluie d’étincelles retomba sur le toit de la forge. Elle fut suivie par une épaisse fumée noire, tandis que les petites flammèches qu’il avait fait naître se muaient rapidement en grandes flammes dévorantes. Il hocha la tête, satisfait. Ses frères paladins rechignaient parfois à traiter le mal comme il devait l’être, aussi valait-il mieux qu’ils ignorent ce qui venait de se passer. Et il n’y avait pas mieux que le feu pour faire le ménage.

Perdu dans ses pensées, il finit par remarquer que l’aubergiste essayait tant bien que mal d’émettre quelques sons intelligibles.

« Ma famille... pitié...

— Allons, allons... » lui dit Cennis.

***

« Chérie, ne touche pas au bouclier de la gentille dame, fit Béa en prenant Lilsa dans ses bras et en tapotant doucement son dos avant de s’adresser à Anajinn. Vous ne comptez tout de même pas dormir en armure, si ? »

La croisée leva sa tête et sourit en voyant le froncement de sourcil de la femme de l’aubergiste.

« J’ai l’air bête, ainsi, n’est-ce pas ? »

Poussant un long soupir, elle se laissa retomber sur le matelas. Assise sur un tabouret au pied du lit, son apprentie était en train de verser du thé dans trois tasses. Anajinn bougea pour essayer de trouver une position plus confortable et son armure émit une succession de cliquetis métalliques.

« Je suis sûre que vous dormirez mieux si vous l’ôtez, répondit Béa en se retenant de sourire tant la croisée avait en effet l’air stupide, ainsi allongée en armure. Vous voyez ? Ma fille est d’accord, ajouta-t-elle lorsque Lilsa gloussa dans son oreille.

— Elle a probablement raison, concéda Anajinn. Mais si ces messieurs reviennent, je devrai peut-être agir rapidement. »

Son sourire avait l’air sincère, mais une grande lassitude se lisait dans son regard. Béa se dit que ce n’était sûrement pas la première fois qu’elle échappait de si peu à la mort, ces temps-ci. Elle se tut quelques instants, remarquant que, dans ses bras, sa fille contemplait, fascinée, les jeux de lumière sur l’armure rutilante.

« Je n’arrive pas à croire qu’ils pourraient nous faire du mal. Vraiment, je veux dire », tenta de se persuader la jeune maman.

Mais elle avait entendu les menaces que les paladins avaient proférées à l’attention de Reiter, bien qu’elle ne se trouvât pas dans la même pièce. Leur haine était presque palpable. Savait-elle vraiment de quoi ils étaient capables ?

« J’ai grandi ici, poursuivit-elle. J’ai vu des tas de gens passer par le Repos de Caldeum. De nombreux paladins, aussi. Je les ai toujours trouvés gentils quand j’étais petite, mais depuis quelques années... (Elle hésita.) Savez-vous ce qui s’est passé ? Pourquoi sont-ils aussi troublés aujourd’hui ? »

L’apprentie interrogea Anajinn du regard. Celle-ci garda le silence un moment, puis se décida finalement à répondre.

« Les ténèbres qu’ils portent en eux ont fini par remonter à la surface, expliqua-t-elle. C’est ce qui justifie ma croisade.

— Vous détestez les paladins ?

— En aucune façon. Ma foi a les mêmes racines que la leur. Je les considère comme mes frères et sœurs. Ils se sont perdus, mais font toujours partie de ma famille. (Son apprentie lui tendit une tasse de thé et elle but une gorgée avant de poursuivre.) Il y a des siècles, un homme d’une grande sagesse comprit que l’Église de Zakarum avait été corrompue. Infectée, si vous préférez. L’effet était presque imperceptible, mais le mal avait réussi à s’insinuer dans notre religion. Sauf qu’à en juger par les nouvelles en provenance de Travincal, la subtilité n’est plus à l’ordre du jour. Depuis plusieurs années, les ténèbres s’affichent clairement et la cité est littéralement devenue l’antre de la haine. J’ignore qui l’a détruite, mais ce que je sais, c’est qu’il a rendu un fier service au monde.

Travincal, détruite ? Béa passa nerveusement d’un pied sur l’autre. Elle l’ignorait. À peine avait-elle appris que quelque chose d’affreux avait eu lieu là-bas.

« Il reste des gens bien au sein de leur ordre, mais j’ai peur que ceux qui obéissent aux forces du mal soient désormais les plus nombreux, conclut Anajinn. Et la destruction du centre de leur culte risque fort de faire basculer les autres dans les ténèbres. »

Béa accepta la tasse de thé offerte par l’apprentie. Elle remarqua que ses mains tremblaient moins qu’elle ne l’aurait cru.

« Et votre croisade a pour but de les exterminer ?

— Non, répondit Anajinn en secouant la tête. Ce que je cherche à éradiquer, c’est le mal qui les corrompt. Je cherche quelque chose qui pourrait purifier l’Église. Je pensais l’avoir trouvé dans le désert, il y a quelques jours... (Elle s’autorisa un petit sourire empreint d’une grande fatigue.) Nous avons tout vidé, là-bas. Et nous avons purifié quelque chose, à n’en pas douter. Mais ce n’était pas l’Église, hélas.

— Tout vidé, ça, oui, marmonna l’apprentie. Ma vessie aussi. »

Béa fut choquée par un tel écart de langage, mais la croisée éclata de rire.

« Se faire surprendre par une poignée de démons jaillissant de l’ombre est souvent un excellent moyen d’obtenir ce résultat, confirma Anajinn. Au moins, nous avons détruit ce nid, et c’est toujours une bonne chose. Je ne regrette pas ce voyage. (Elle fronça soudain les sourcils, comme si elle venait de penser à quelque chose.) Où est votre mari, Béa ?

— Probablement en train de bouder dans son bureau, à l’étage, répondit Béa avec un sourire amusé. Comme à chaque fois qu’il n’a pas ce qu’il veut. »

Mais Anajinn ne trouva pas cela drôle.

« Je n’ai entendu personne marcher au-dessus de nos têtes. Ni où que ce soit dans l’auberge, d’ailleurs. Pourriez-vous aller le chercher, s’il vous plaît ?

— Bien sûr, fit Béa, sortant de la petite pièce sans lâcher Lilsa. Reiter ? » appela-t-elle.

La voix de sa fille se joignit à la sienne : « Papaaaaaa ! »

Pas de réponse. Étrange. Béa se rendit dans la grande salle, où elle le héla de nouveau. Toujours rien.

« Tu sais où est ton père ? demanda-t-elle à Lilsa, qui lui répondit d’un haussement d’épaules ; Béa retourna à la réserve. Il a dû sortir quelques instants, j’imagine, Anajinn. Pourquoi cette... »

Mais la croisée était déjà debout, armée de son fléau et de son bouclier. Son apprentie tira une épée courte de son fourreau.

« J’ai bien peur que votre mari n’ait commis une terrible erreur », dit Anajinn.

La fin du voyage

Croisé

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